Black Brummel

Difficile de trouver plus élégant qu’un homme noir bien vêtu. D’autant plus que le « black style » ne se résume pas au vêtement, traditionnel ou à la « sape ». En sportswear chic ou costumes à rayures tennis, les « élégantissimes » blacks du nouveau siècle donnent des leçons d’allure à tous les hommes. Quand ils ne les habillent pas.

L’Afrique, c’est chic. Tissus colorés, batiks, boubous et bijoux ethniques font parfois une apparition remarquée dans les défilés de mode. Mais les tenues chatoyantes aperçues dans la brousse ou arborées par certains chefs d’état africains en déplacement officiel se font rares en ville. L’élégance masculine des capitales occidentales y fait peu référence. Le jeune dandy black désire tout autre chose… En France, tout a commencé dans les années 80 par la « sape », du mot populaire « saper », c’est-à-dire habiller. Le vocable désigne aussi par ses initiales la « Société des Ambianceurs et des Personnes Elégantes ». Tout un programme. Quelques centaines de jeunes zaïrois et congolais se font dandys avec cette « gravité dans le frivole » en laquelle Baudelaire voyait une « affirmation héroïque de l’esprit, une discipline de l’âme »*. Arborant des marques (Yves Saint Laurent, Gianni Versace, Giorgio Armani, Yohji Yamamoto, Adolfo Dominguez) et des accessoires voyants (pochettes Hermès, triple semelles Weston, boucles de ceinture siglées), les sapeurs défrayent la chronique parisienne.

Le détail qui tue

Ce qui compte chez eux n’est pas le total look, mais le « détail qui tue ». Dansant sur la musique du chanteur « Papa Wemba », ils commencent leur passion en flanelle par 30° à Brazzaville ou Kinshasa, et la continuent en lin dans l’hiver glacé de Paris. Dandys marginaux, révoltés par le mauvais goût des classes dirigeantes de leurs pays, ils s’achètent une richesse intérieure à coups de signes extérieurs, ces marques de mode qu’ils superposent à l’envi. S’emparant des codes d’une classe sociale occidentale pour mieux les brouiller, ces marginaux adoptent néanmoins une démarche d’intégration. Pour affirmer qu’ils existent, ils se font les ongles sur des griffes-cultes.

Leur religion ? La « classe » avec un grand C, ces labels prestigieux qu’ils exhiberont à leur retour au pays. Cette démarche inspirera une autre « sape », celle des banlieues, à coups de Polo Sport Ralph Lauren, Burberry, Lacoste et autres Tommy Hilfiger. Une autre histoire… qui dure encore et dépasse le cadre strict de l’élégance black.

Le célèbre KVV Mouzieto, grande figure de la sape parisienne.

Autres temps, autres moeurs. Révolue la « sape », disparue la caricature, exit les clichés. L’exubérance du sapeur qui amuse la galerie a cédé la place à l’allure élégantissime du financier black de la City et de Wall Street quand il ne s’agit pas d’un avocat, d’un designer, d’un manager du monde des media.

Si Brummell revenait au XXIe siècle, il serait noir, pas de doute là-dessus.

Suivant les traces de ses pères, oncles et cousins, ce dandy se rend à Paris chez Pape avenue Rapp, Zilli et Smalto, rue François 1er, rendez-vous classiques des chefs d’État africains. Mais il sort aussi des sentiers battus par ses pairs en s’habillant en Ralph Lauren « Purple Label », chez Hartwood ou Hackett, à moins qu’il n’ait ses habitudes chez un tailleur. Pour Ludovic Kamgué, jeune camerounais qui possède quatre boutiques à l’enseigne « Stradel’s »**, la clientèle a beaucoup évolué. « Aujourd’hui, le black est un entrepreneur, un créateur, un homme d’affaires, un cadre dirigeant. La mise en valeur par le vêtement l’intéresse au plus haut point. Mais il ne s’agit plus seulement d’intégration comme on l’entendait auparavant ».

BCBGisme black

La reconnaissance sociale passe par une esthétique sobre légèrement adaptée. Le costume bleu marine à rayures tennis devient de rigueur, avec cette petite touche supplémentaire (doublure flamboyante, bijoux au cou ou au poignet, pochette, boutons de manchettes en pierre précieuse) que les blancs ne s’autorisent pas toujours. « Et puis, rajoute Ludovic Kamgué, la perception des autres est différente. Le même produit porté par un européen, on ne le voit pas. Un grand black élégant qui rentre au restaurant… tout lemonde se retourne ! ».

Même tendance à Londres, où la black business attitude passe désormais par Savile Row et la boutique du ghanéen Ozwald Boateng***, mais aussi les échoppes de Kilgour, Richard James ou Gieves & Hawkes. Le « BCBGisme black » bat également son plein aux États-Unis. Chic impitoyable d’Antonio L.A. Reid, fondateur du label de hip-hop culte « LaFace Records », élégance rectiligne des acteurs Don Cheadle et Jamie Foxx, allure Great Gatsby des chanteurs André 3000, Jay Z.

La frime, c’est chic

Ce look « Brooks Brothers revisité par Hollywood » se mâtine parfois de quelques extravagances ou de clins d’œil streetwear… avec la bénédiction salvatrice de l’arbitre des élégances André Leon Talley, l’un des anciens éditeurs du magazine Vogue USA. Il s’habille en survêtement « Sean John », accroche de nombreux bijoux à ses vestes, affronte l’hiver en manteau de renard blanc. Car ici, « la frime, c’est chic ». Une tradition issue des proxénètes noirs américains. Au programme bonnets en crochet écru, chapeaux colorés, vestes de smoking blanches, manteaux de fourrure et bien sûr bracelets, breloques, colliers et croix. Les parangons de ce style « bling-bling » né dans les studios de Los Angeles sont des artistes : les singers Lenny Kravitz, Usher, Snoop Dogg, Sean Combs (P.Daddy), Kanye West, A$ap Rocky et la star Pharrell Williams.

Ces deux derniers ont ajouté une corde à leur arc en multipliant les collaborations avec les grandes marques. Ainsi, A$ap Rocky est l’une des égérie Dior. Il ne porte que du Raf Simons et Rick Owens. Pharrell Williams crée sa marque Billionnaire Boys Club en 2003, juste avant d’être élu l’homme le mieux habillé du monde par Esquire. Il collabore avec Louis Vuitton, Moncler, a été l’égérie Chanel et reçoit en 2015 le Fashion Icon Award du CFDA. Son look est considéré comme le plus influent. Visionnaire, à l’extraordinaire intuition, il incarne le style. Il le fait et inspire autant qu’il est inspiré.

* L’Âme Atomique de Guy Hocquenghem et René Schérer, éditions Albin Michel.
**À Paris 8, rue Chauveau-Lagarde et 65, avenue Bosquet , au Cameroun à Douala et Yaoundé.
*** ancien designer de la ligne hommes Givenchy.
(1) Africa Remix de Marie-Laure Bernadac, éditions Centre Pompidou, 350 pages, 39,90 €.

 

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