Les Archives de Monsieur : Y aura-t-il un style Chirac ?

Dans le Numéro 2 de Monsieur, en été 1995, Chirac entrait à l’Élysée. Une occasion pour nous d’analyser son style. Extraits.

Un physique avantageux mais une apparence incertaine souvent influencée par l’homme dont il était au service. En trente ans de carrière politique, Jacques Chirac a suivi la mode à sa manière, par étapes successives. Mais de Guy Laroche à Christian Dior et quelques autres, il semble avoir trouvé ses marques en entrant à l’Élysées. Fin d’une évolution vestimentaire ou début d’une nouvelle métamorphose ?

Son apparence extérieure, il s’en moque. Il n’en a ni le goût inné ni l’attrait social. Tous ses proches le répètent et il en convient volontiers lui-même. Bien sûr, trente ans de carrière politique sous les lambris républicains, des passages à Matignon et à l’Hôtel de Ville l’ont incité à accorder une meilleure attention à sa tenue vestimentaire. Simple affaire de représentation car au fond, c’est le cadet de ses soucis.

Son indifférence affichée vis-à-vis de la mode, en dépit des progrès sensibles, perdure au fil des ans. On a ainsi pu le voir au soir de son élection à la magistrature suprême, rouler dans un Paris qui lui faisait fête à bord d’une CX Citroën d’un autre âge, comme si la R25 et la Safrane étaient réservées aux nouveaux riches de la République.

Pour la journaliste Catherine Nay qui le suit depuis plus de vingt ans, cela résulte d’un réflexe d’économie héritée de la petite bourgeoisie de province : “Il déteste tout ce qui est dispendieux. Il éteint la lumière quand il quitte un bureau vide et ne supporte pas qu’on change les objets, les vêtements, auxquels il a fini par s’attacher. Pour ses déplacements, il a horreur que l’on touche à ses petites affaires, exige que celles-ci soient rangées dans sa valise avec du papier de soie et veille à  ce que ses crayons s’alignent parfaitement dans son attaché-case“.

Ces petites manies trahissent à la fois un mépris du paraître et du laisser-aller mais révèlent aussi un style où la fantaisie et la nouveauté ont peu de part.

L’écrivain Denis Tillinac, un (véritable) ami de trente ans, reprend inconsciemment le lieu commun de l’habit qui ne fait pas le moine pour insister sur les retrouvailles d’un homme avec lui-même après des années d’incertitudes et d’influences : “Chirac est devenu depuis 1988 un cistercien, un moine étranger à la comédie sociale. Il a géré en politique son scepticisme et se moque de cette soif d’apparence et de respectabilité sociale d’un Balladur auquel il faisait plaisir en le faisant inviter chez des duchesses. Il sait que le snobisme existe et s’en sert comme d’un paramètre. Le protocole l’emmerde mais il respecte le costume. Il se coulera dans la fonction, même si c’est un sacrifice pour lui.

UNE DÉGAINE ÉNERGIQUE

Métamorphoses chaotiques ou patient apprentissage de la sobriété ? Le fait est que si Chirac a trouvé son centre de gravité, c’est au terme de positions instables dont témoignent ses allures successives.

Du blouson de suédine de ses bordées juvéniles au costume fil à fil de sa dernière campagne électorale, le “look” Chirac n’a connu ni révolution ni même évolution, mais plutôt une série de concessions à des fonctions. Il fut toujours correctement vêtu mais sans plus. Une tendance à longtemps prévalu : l’adéquation de type mimétique avec son patron du moment.

Étranger à la préoccupation de se constituer une marque personnelle, il se moulait dans les habitudes de celui qu’il servait.  C’est ainsi qu’il passa d’un seul coup des gauloises prolétaires qu’il tirait frénétiquement d’un paquet froissé aux Winston préférées d’un Pompidou venu de la banque Rothschild.

Quelques années plus tard, constatant que ni Giscard ni Mitterand ne fumaient, il arrêta tout. Gestes délibérés ou excès de zèle ? Plutôt un mouvement naturel à l’écart des conseillers, hormis peut-être ceux de sa femme Bernadette. Mais il s’étonne que personne dans son entourage n’ait remarqué ce changement.

Il adopte à l’occasion ce qu’on lui propose mais se veut surtout libre socialement, à l’aise avec les grands comme avec les humbles. “Chirac est un homme physique, quelqu’un de très charnel qui a longtemps marché à grands pas mais qui ne pratique pas de sports et aime à dire comme Churchill que c’est le secret de sa santé“, explique Tillinac.

Toujours est-il que Chirac fit entrer dans les cabinets ministériels d’une Ve République peuplée de gaullistes, encore attachés au costume croisé de la IVe, une dégaine énergique, hostile aux plis de pantalons et aux cols de chemises trop durs. Ce boulimique de dossiers marchant au canon torturait des complets aussi sobres que les DS du moment, de réunions politiques en visites de cours de ferme.

Celui qui dans sa vingtième année faisait penser à Jean Marais dans “l’Éternel Retour” devint au milieu du mobilier national de Cary Grant en panne d’Alfred Hitchcock. Il ne fut influencé ni par le look Kennedy, ni par la distinction discrète d’un Couve de Murville, ni par l’élégance raffinée d’un Albin Chalandon. Il restait une espèce de baroudeur privé de tenue de sortie, résigné à porter l’uniforme d’un gardien de square.

Vêtement de serge en ville, pantalon de velours chez lui à la campagne. C’était comme ça, puisque Pompidou se montrait ainsi au Conseil des ministres ou au coin du feu à Orvilliers. Curieux mélange de mépris et conformisme. Il eut son époque imper mastic beige dont on se demande encore si c’était un clin d’oeil au vêtement-fétiche de Chaban Delmas ou une idée pratique pour arpenter un Limousin régulièrement arrosé.

On le vit souvent avec sa chemise à larges rayures sous un blazer marine. Et puis il porta longtemps le même loden vert, l’uniforme des giscardiens pour serrer des mains – sa seule activité sportive – préférant toujours la fréquentation d’anonymes paysans aux comptoirs de villages à des dîners en ville. Décalé mais curieusement en phase : “il a un côté anar mais extrêmement discipliné, remarque Tllinac, un respect de l’autorité à tous les niveaux“.

Ses proches collaborateurs savent par exemple qu’il a toujours conservé dans son bureau de l’Hôtel de Ville une boîte pleine de décorations du monde entier dans laquelle il ne manque pas de choisir celle qui concerne l’hôte étranger qu’il doit recevoir.

C’ÉTAIT CARRÉMENT PINDER !

Il n’en demeure pas moins qu’au cours de ses premières expériences ministérielles, il avait l’allure d’un danseur de tango aux cheveux gominés, dégingandé, traînant un grand corps maigre et voûté dans ses vêtements flottant ou trop longs. À l’époque hippie, il en était encore à la période Beatles première manière, chemise blanche et cravate ficelle, tandis que des lunettes à fortes montures accentuaient la carrure du visage.

Et les tatanes ! C’est surtout de cela que se souvient Catherine Nay : “Des semelles qui frisaient, des chaussures qui avaient oublié jusqu’au souvenir du cirage, des pointures jamais adaptées. Je le vois encore se déchausser dans le train pour échapper au martyre. Et tout cela pour faire plaisir à un obscur fabricant-chausseur de Corrèze !” C’est avec Giscard à partir de 1974 que Jacques Chirac commença  de prêter attention à sa mise.

À côté d’un Président à l’élégance souple et naturelle, il avait l’air raide, affecté d’un débit de paroles trop cadencé et de gestes qui réduisaient vite son complet en survêtement.

On commença à le conseiller mais il n’avait pas de goûts arrêtés, nous confie l’auteur de “La Double Méprise”. Il demanda à Claude-Pierre Brossolette l’adresse du tailleur de Giscard, puis il adopta Guy Laroche, militant RPR, auquel il resta fidèle jusqu’à la mort de celui-ci il y a quatre ans. Mais de temps en temps, une erreur manifeste venait se glisser chez ce bel homme. Je me souviens, il y a huit ans, il s’était pointé à la télévision avec un blazer croisé à petit carreaux. C’était carrément Pinder !“.

Et puis vint Edouard, son Mentor en matière d’élégance au cours des années quatre-vingt. Tandis que François Mitterand passait de Marcel Lassance à Cifonelli, Chirac apprit d’Edouard Balladur à choisir des vêtements seyants, adaptés à son physique devenu plus étoffé.

“Ses premières vraies chaussures lui ont été offertes par Edouard en 83, assure Catherine Nay. Edouard lui ramenait aussi des polos d’Angleterre en échange de cigares. Et il porte toujours, par politesse, ce qu’on lui offre, sans manquer l’occasion de le faire savoir.

Un jour qu’il se promenait avec Françoise de Panafieu, il lui dit : “Vous voyez ces chaussures, eh bien c’est Edouard qui me les a offertes.” D’autre part, je me souviens d’un week-end à Matignon où Chirac était en jeans. C’est Edouard qui me fit remarquer des pantoufles en velours noir brodées : Comment les trouvez-vous me dit-il, c’est moi qui les lui ai choisies”.

Cependant, un samedi à l’Hôtel de Ville, Denis Tillinac fut interloqué de voir son ami affublé d’un tee-shirt jaune imprimé d’un gros Mickey : “C’était un cadeau de sa fille Claude. Toujours son désir de faire plaisir, sans que cela lui coûte vraiment. Il n’a pas d’exigences de ce côté-là. Je pense du reste que Claude a une bonne influence sur son père, à tous les niveaux et quoi qu’on lui ait dit“.

LA DIGNITÉ DE L’APPARAT

Il est vrai qu’au cours des dernières années, l’allure vestimentaire de Jacques Chirac s’est assouplie : on a vu sur lui un veston en cachemire camel, des cravates aux couleurs plus gaies et des mocassins Weston  recommandés par Jacques Toubon et d’autant mieux acceptées qu’il sont fabriqués dans le Limousin. Mais ce grand marcheur continue de faire ressemeler ses chaussures près de l’Hôtel de Ville.

Les chaussettes aussi ont été corrigées. Car il fut un temps où l’on pouvait appliquer à Chirac la remarque de Pierre Joxe sur Pierre Bérégovoy accusé de malversations : “Regardez ses chaussettes, cet homme ne peut pas être malhonnête“. La sobriété de bon aloi fut parallèle à la conquête du pouvoir. Le double noeud de cravate, objet de soins personnels, forme un triangle parfait et les lunettes ont disparu. Jacques Chirac se méfiait-il des conseillers en image ?

En tout cas c’est depuis qu’il s’en est séparé que sa carrière a pris un essor décisif“, remarque Tillinac qui reconnaît pourtant le rôle bénéfique joué par Jean-Michel Goudard, un autre fidèle. Sa garde-robe continue de s’enrichir, mais sans excès. Il porta pendant toute la campagne électorale une parka bleue qui lui donnait un air sportif. Les fautes de goût se sont raréfiées.

En fait, l’élégance lui est venue avec l’âge : tons plus doux et discrets, bonne coupe au service d’un sourire moins crispé et de gestes plus naturels. pour Patrick Lavoix de Christian Dior, le président a la possibilité d’être vraiment élégant. Au quotidien, il lui conseillerait des blazers droits deux boutons, des fils à fil gris droits deux ou trois boutons et des serge croisés en Tasmania bleu nuit pour les réceptions.

Je l’ai trouvé superbe le 8 Mai à l’Arc de Triomphe“, note Catherine Nay. Après des années d’errances et d’approximations, Jacques Chirac s’est fixé un nouveau comportement, conscient qu’il devra au passage défendre par ses vêtements le français et, plus généralement une tradition de la mode nationale. Le style, c’est l’homme, dit-on. Giscard fut le modèle du BCBG, Mitterand voulut faire branché. Nul ne peut encore dire s’il y aura un style Chirac. Mais il est sûr que cinquième président de la Ve République est à l’aise dans ses nouveaux habits sans pour autant en faire une affaire d’État.

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