Passions masculines : Les toqués de chaussures

Certains hommes aiment les souliers un peu plus que la normale… Ils y voient le prolongement de leur personnalité autant que l’expression d’un savoir-faire ancestral. Une attraction qui revêt aussi une part d’inconscient très forte… Horloger, parfumeur, sculpteur, critique d’art, avocat, entrepreneur, patron d’entreprise, cordonnier reconverti… Dix passionnés ont bien voulu nous raconter le lien si spécial qui les unit à leurs souliers. 

Le dressing de souliers de Daniel Hourdé, rangé par modèles puis par bottiers. (Photo Alain Delorme)

Ils fuient la pluie comme la peste, parlent de « souliers » plutôt que de « chaussures » – là où les autres ne voient que des pompes – et ne jurent que par des embauchoirs en cèdre rouge ou hêtre brut – « les plus absorbants ». Qu’ils aient 10, 30, 60 ou 200 paires, ils détestent (mais vraiment) que leurs souliers ne soient pas nickels et mettent un point d’honneur à les « bichonner » eux-mêmes – « un moment à soi ».

Plus ou moins atteints par le virus

Ils ont l’œil qui frise à la simple évocation du nom de George William Dickinson, grande légende de l’art bottier, ancien patron de John Lobb, et de l’érudit Thierry Duhesme, ex-directeur de Crockett & Jones France dans les années 2000, un dingue de souliers avec plus de 400 paires au compteur. Et on ne vous dit pas, lorsque sont évoqués Philippe Noiret et sa collection de « Lobb » ou le shoemaker John Hlustik, l’ex-directeur d’Edward Green… le quasi-orgasme qui s’ensuit. Eux aiment le cuir – « son toucher, son odeur », l’artisanat et le beau. 

Eux ? Ce sont les amoureux de souliers, les « calcéophiles » comme on les appelle dans le milieu, des hommes plus ou moins « atteints » par ce virus qui coûte aussi cher qu’il prend de la place – « mais qui n’est pas nocif pour la santé », précise l’un d’entre eux. Ce sont des amateurs éclairés, des esthètes, des boulimiques, des jouisseurs, des fidèles qui entrent chez un bottier comme on entre en religion, des puristes – voire pour quelques-uns, des intégristes.

Daniel Hourdé, sculpteur : « Un beau soulier, c’est une seconde peau avec une nouvelle forme. » (Photo Alain Delorme)

Jouer les spéléologues

Il y a autant de profils de passionnés qu’il existe de pieds dans la nature. Certains sont prêts à tout pour un beau soulier. Comme de ne conduire que des voitures automatiques pour ne pas avoir à plier le pied gauche à cause de l’embrayage, d’attendre de longs mois pour une paire avec une semelle en feuille d’or ou se faire faire le même modèle dans dix couleurs différentes juste « parce que sa forme touche à la perfection ».

« Certains clients sont encore plus allumés que nous », s’amuse le bottier Olivier Guyot (George & Georges) qui atteint déjà des sommets avec sa montagne de souliers accumulés depuis 40 ans. C’est bien simple, il a arrêté de les compter et « a joué les spéléologues » pour nous montrer ses préférés. « C’est sans fin, ajoute-t-il. Il y a toujours un modèle plus fou à inventer ». Sa collection navigue des Méduse ou sandales Rondini pour l’été aux Santiags Paul Bond, en passant par des derbies en éléphant jusqu’à des créations tatouées par l’artiste Hom, comme ce modèle érotique avec Betty Boop en guest star. Son manifeste ? « Un soulier ne finit pas la silhouette, il la commence. » 

Parler shoes et fumer des cigares

Le mot « calcéophile » est apparu dans les années 2000 en même temps que les premiers forums dédiés. Souvenez-vous du forum Souliers.net fondé par Martin Nimier, fils de Roger, l’écrivain chef de file des Hussards. On y discutait peausserie, taille des quartiers, trépointe et montage Goodyear. C’était précis, presque clinique.

Des débats passionnés jusqu’au coup de gueule sur telle ou telle maison. Le vendredi chacun photographiait ses souliers, chez soi ou à même les moquettes des open-space. Sur le forum De Pied en Cap, des « geeks du soulier » allaient jusqu’à démonter des paires pour mieux en analyser la construction. En 2010, En Grande Pompe – « EGP » pour les intimes –, est créé par des dissidents de Souliers.net. On y partage sa collection, s’échange des conseils ou des « Speed Shoe Shots » – comprenez l’image de son soulier du jour. Si ces forums sont désormais moins actifs – maintenant il y a Instagram –, certains de leurs membres se retrouvent encore aujourd’hui autour d’une bonne table « pour parler “shoes” et fumer des cigares ».

À l’image de Talon Rouge, le club numerus clausus de 33 membres lancé à la même époque par Marc Guyot, qui depuis a dévié en club d’art de vivre. « Généralement, quand on aime les souliers, on aime les belles choses et la bonne chère », explique le designer-collectionneur de la rue Pasquier. Chez George & Georges, on fait plutôt des « soirées PDG » pour rassembler les « shoe addicts ». Oubliez le pince-fesses entre grands patrons, l’abréviation signifie : « pas de gonzesses » (…) Une réunion entre hommes donc, à l’atelier rue de Verneuil, afin de partager sa passion en même temps qu’un bon vin. 

« La lune monte ! »

Mais le club « d’allumés de la pompe » le plus célèbre, le plus prestigieux aussi, était sans conteste le Club Swann fondé par Olga Berluti, dans lequel la grande prêtresse du soulier réunissait ses fidèles. Lors de dîners fantastiques, elle se retrouvait au milieu d’hommes en chaussettes, qui, après le repas, se mettaient à glacer leurs Berluti au champagne Dom Perignon.

« Le premier de ces dîners, au début des années 80, a eu lieu dans le restaurant de Paul Minchelli, boulevard de la Tour Maubourg, se rappelle Laurent Picciotto. Nous étions une trentaine, il y avait des célébrités, un avocat, des artistes, un philosophe… La discussion était lumineuse. À un moment, mon voisin, très surpris, m’invita à jeter un coup d’œil sous la table. J’ai soulevé la nappe et là, au sol, un homme était allongé et prenait en photo la position des souliers de chacun ! Puis tout d’un coup, après une tombola rocambolesque, Olga nous lança :

“Les garçons, c’est l’heure de glacer ses souliers, la lune monte !” C’était surréaliste ! » 

 Les passionnés d’aujourd’hui semblent avoir changé. Ils seraient moins fidèles… « Il y a 30 ans, ils étaient beaucoup plus “monomarques” et monoproduits”, assure Marc Guyot. Désormais, ils sont “volages” et éclectiques dans leur choix. » Un phénomène qui s’explique d’après lui « par une offre plus abondante et une envie des chausseurs, italiens notamment, de faire consommer l’homme comme la femme ».  On constate même des amateurs de sneakers dans ces passionnés alors qu’il y a encore quelques années, les deux mondes s’opposaient rigoureusement. 

Un plaisir égoïste presque érotique ?

Mais alors qu’est-ce qui pousse ces hommes à s’émoustiller pour leurs souliers ? D’où leur vient cette passion ? Certains l’ont reçue en transmission de leur père tandis que d’autres l’ont faite grandir au fil des années. Serait-ce la technique et le savoir-faire qui rendraient accro, un peu comme avec les montres et les autos ? Ou le côté statutaire d’un beau soulier avec le shot d’élégance et de pouvoir qu’il insuffle par la même occasion ? Forcément, nous ne sommes pas les même en baskets qu’avec une paire de double boucle John Lobb. Beaucoup plus qu’un costume, le soulier fait entrer dans le « Cercle ». Et s’il y avait en plus une part d’inconscient ? Et s’il fallait chercher du côté de l’émotion et du charnel ?

« Il y a un aspect animal à la calcéophilie, quelque chose d’instinctif,
analyse Anne Garnier de George & Georges.

C’est une passion qui appelle les sens, le toucher, la vue, l’odorat… » Le soulier réveillerait-il alors le côté primitif de l’homme ? Le sculpteur Daniel Hourdé, collectionneur, va plus loin : « C’est un plaisir égoïste, presque érotique, que de sentir son pied ainsi contenu dans cette seconde peau ». N’oublions pas que Freud voyait dans le pied un symbole phallique… Et Xavier Aubercy, chausseur et également psychanalyste, d’aller plus loin : « Le choix de forme d’un soulier n’est jamais tout à fait anodin… » 

Quoiqu’il en soit, les passionnés qui se sont confiés à Monsieur – et nous les en remercions chaleureusement – sont tous d’accord avec la célèbre phrase du critique de mode américain des années 60, George Frazier – aussi appelé « Acid mouth » : « Vous voulez savoir si un homme est bien habillé, dirigez votre regard vers le bas ». Tous nos calcéophiles voient, en effet, dans le beau soulier d’abord un signe d’élégance. Ce qui prouve bien que l’on peut s’occuper de ses pieds sans perdre la tête…

Hélène Claudel


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