Effervescence vintage

Faire vieillir les bulles ? De plus en plus d’amateurs de grands champagnes le font. Les vieux millésimes sont en passe de devenir des objets de collection convoités. Avec leur propre index en bourse.

Dans Casino Royale, James Bond réclame un Taittinger 1945 pour se remettre de ses cascades. « C’est un grand vin, Monsieur », lui répond le sommelier. « Mais si Monsieur permet, le blanc de Blancs brut 1943, dans la même marque, est incomparable. » Le roman de Ian Fleming date de 1953, le goût pour les champagnes mâtures n’est donc pas tout récent. Ce qui est nouveau, en revanche, c’est l’apparition d’une bulle spéculative entourant les millésimes antérieurs à 2004, portée par une nouvelle catégorie de collectionneurs de vins rares. On les croise dans les salles des ventes à Londres, Hong Kong ou New York. Ils sont Américains, Britanniques, et de plus en plus Chinois, Brésiliens ou Russes. Ils connaissent les arômes d’un Deutz Vinothèque 1975 ou d’un Krug 1996 sur le bout des papilles, et font appel à des architectes d’intérieur de renom pour faire construire leur cave. Ce sont souvent des amateurs éclairés qui se défendent de miser sur ces belles bouteilles par appât du gain. Ce qui les intéresse avant tout, à les entendre, c’est de goûter à un morceau d’histoire, pas de spéculer en bourse.
Ces passionnés se croisent aussi en France, mais ils se cachent. Tout le contraire d’un Robert Rosania, investisseur immobilier new-yorkais, considéré comme l’un des plus grands collectionneurs de champagnes rares au monde. La vente d’une partie de sa cave fin 2012 à Hong Kong a été relayée à grands fracas. « En France, on n’ose pas étaler ses collections, alors qu’aux États-Unis ou au Brésil, c’est un signe extérieur de richesse. Avoir une belle collection fait partie d’un certain savoir-vivre dans ces pays », note Laurie Matheson, experte en vins et en spiritueux à Artcurial.
À chaque vente, ces bulles d’exception deviennent plus rares. Combien en reste-t-il, dans les caves champenoises ? Les maisons se gardent bien de le révéler. Le mystère qui plane sur le nombre exact nourrit le mythe, et au passage le désir d’en posséder. « Je suis le dépositaire d’un héritage, mon rôle n’est pas de piller la cave pour aider Moët & Chandon à faire un maximum de profits mais de transmettre aux générations futures », assure le chef de cave Benoît Gouez. Nous avons voulu en savoir plus sur cette soif immodérée de champagnes vintage. Le tour de la question en neuf points essentiels.

Quand est né cet engouement ?
En 2010, au moment de la mise en vente du millésime 2002, une année exceptionnelle. Cet emballement de la demande s’est produit à une époque où les ventes de champagnes d’assemblage (bruts sans année) étaient au plus bas. L’engouement s’est encore accentué avec l’arrivée du millésime 2004. Sentant là une opportunité à saisir, les grandes maisons multiplient depuis les opérations marketing pour célébrer leur héritage. Pour fêter les cent ans de son Grand Vintage 1911, millésime exceptionnel, Moët & Chandon organisait en 2011 onze ventes aux enchères à but caritatif dans onze villes dont Paris (chez Artcurial) : 158 bouteilles en tout, prix total 500 000 €. Toute la presse était en émoi… Aujourd’hui, la plupart des grandes maisons n’hésitent plus à conserver leurs meilleures cuvées dix, voire quinze ans avant de les dégorger . « Plus on garde un champagne, et plus il vaut cher. Les marques ont donc tout intérêt à développer ce marché », analyse Pierre Guigui, rédacteur en chef adjoint vins du magazine Gault & Millau. Certains spécialistes vont jusqu’à affirmer que, pour satisfaire la demande, les maisons champenoises millésiment trop souvent ces derniers temps. Même les années qui ne le mériteraient pas auraient parfois droit à leur millésime…

D’où vient cette envie de champagnes plus mûrs ?
Le champagne se boit de plus en plus souvent au cours d’un repas, tel un grand vin. D’où l’intérêt croissant pour les champagnes qui ont du caractère. Et qui dit caractère, dit millésimé. « En 2010, malgré une période économiquement peu prospère, j’ai le sentiment que l’on entre dans une nouvelle ère du goût, celle du XXIe siècle, plus sensible et attentive », assure Richard Geoffroy, chef de cave de Dom Pérignon. Certes, les ventes de champagnes millésimés restent encore minimes (environ 5 %) par rapport aux bruts sans année. Mais ce n’est qu’un début. Parmi les millésimes qui arrivent sur le marché en ce moment : Salon 1999, Delamotte Blanc de Blancs 2002, Henriot 1998, Pol Roger 2002, Bruno Paillard 2004, Taittinger Comtes de Champagne 2004, Henri Abelé 2002 (rosé)…

Le champagne se bonifie-t-il avec l’âge ?
Oui, contrairement aux idées reçues ! Plus il vieillit, et plus il devient individuel. Et plus ses bulles gagnent en finesse. Pour Frédéric Rouzaud, directeur général de Roederer, le champagne est même le vin blanc qui se prête le mieux au vieillissement, plus encore qu’un puligny-montrachet ou un corton-charlemagne. « Les grands millésimes présentent des arômes d’exception que l’on ne retrouve pas dans un champagne jeune. C’est une vraie découverte, à la fois en termes de complexité et de fraîcheur », assure Fanny Heucq, créatrice de la cave à champagne Les Dilettantes à Paris. Quelques grands millésimes ? Par année décroissante : 2002, 1996, 1990, 1989, 1988, 1982, 1979, 1978, 1953…

En clair, cela ressemble à quoi, un grand millésime ?
Benoît Gouez de Moët & Chandon a été l’un des rares à goûter au bouquet profond d’un Grand Vintage 1893, dans le cadre d’une vente aux enchères au Festival de Cannes 2013 (prix atteint par bouteille : 50 000 €). « Aux premiers arômes de panettone ont succédé des notes de fruits mûrs, de chocolat en poudre, de café, de crème de châtaigne, et enfin de réglisse », se souvient-il, des trémolos dans la voix. Quant aux bulles, elles se font plus discrètes avec l’âge. « Mais on sentait encore un léger perlage sur la langue, c’était limite onctueux. C’est stupéfiant à quel point, après plus d’un siècle, ce Grand Vintage débordait toujours de vitalité ! »

Faut-il oser les ventes aux enchères ?
Oui, quand les bouteilles viennent en direct des caves champenoises. « Les bouteilles mises en vente par les maisons elles-mêmes ont un vrai pedigree, elles ont été stockées dans des conditions optimales », assure Laurie Matheson d’Artcurial. On peut aussi faire confiance au marché de seconde main, à condition que les bouteilles proposées viennent de caves familiales avec une fraîcheur et un taux d’humidité optimaux (environ 16° C).

Mais de là à spéculer ?
Pensez : depuis cinq ans, le prix d’un Louis Roederer Cristal 1996 a progressé de 9,2 %, celui d’un Taittinger Comtes de Champagne 2002 de 8,9 %. À tel point que Liv-ex, la bourse de vins fins fondée en 1999 à Londres, a créé un index spécial bulles, le Champagne 25. Rassemblant les cuvées les plus recherchées, il a bondi de 32 % en cinq ans. Very interesting, indeed. « Mais attention, met en garde Laurie Matheson d’Artcurial. Je déconseille vivement à tous les novices de s’amuser à bouriscoter avec du vieux champagne sur Liv-ex. À moins d’être très averti, on risque de s’y casser les dents ! » Autre souci, selon Chris Smith du Wine Investment Fund : « Dans le Champenois, il y a bien moins de propriétés que dans le Bordelais, ce qui rend difficile la répartition des risques. » En résumé : oui au champagne millésimé quand c’est pour faire sauter le bouchon ; prudence si c’est pour s’enrichir.

Est-ce forcément hors de prix ?
Non. Surtout quand on opte pour de petits producteurs. Les coups de cœur de Pierre Guigui de Gault & Millau : la cuvée Quintessence 2004 de Frank Pascal (28 €), le millésime 1996 d’André Beaufort (66 €) et le 2004 de Barnaut (31 €). Quant aux grandes maisons, c’est rare qu’un vieux millésime dépasse les 300 €. Chez Artcurial, un Dom Pérignon 1969 (très bonne année) a récemment été adjugé à 300 € (sans frais). Rien à voir avec de vieux bordeaux premier cru, dont les prix peuvent atteindre plusieurs milliers d’euros !

Quelle importance accorder à la date de dégorgement ?
Un vieux millésime récemment dégorgé est un gage de fraîcheur. L’apport d’oxygène au moment du dégorgement lui donne un coup de jeune, même lorsqu’il sommeillait à la cave depuis plusieurs décennies. Non seulement cet apport de fraîcheur ne masque pas sa complexité, mais il la sublime, en lui conférant des arômes supplémentaires. De plus en plus de maisons comme Ayala, Bruno Paillard, Philipponat, Krug, Lanson et Bollinger marquent d’ailleurs la date de dégorgement sur leurs bouteilles.

Combien d’années peut-on garder un champagne chez soi ?
Quatre ans maximum, selon Pierre Guigui de Gault & Millau. « Au-delà, c’est risqué : on rencontre des problèmes d’oxydation, de dégazement et de goût de lumière (la maladie du vin trop exposé à la lumière, ndlr). Le champagne est un vin extrêmement fragile. Les particuliers n’ont pas toujours des caves adaptées en termes de fraîcheur et d’obscurité pour le garder plus longtemps. »

 

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