La folie des beaux sneakers

Ils représentent presque la moitié du marché de la chaussure. Plus qu’une tendance, un phénomène. La basket a envahi nos villes et se porte en toutes occasions démontrant imbrication de plus en plus forte du sport dans notre garde-robe. Même les chausseurs s’y mettent. Avec, bien sûr, une approche très bottier.

Une basket pour faire du sport ? Quelle drôle d’idée ! Il y a bien longtemps qu’elle a quitté les terrains de jeux pour envahir nos garde-robes. On la porte partout et même au bureau. La basket est la nouvelle chaussure de ville. D’ailleurs, on l’appelle plus volontiers « sneaker » pour expliquer ce détournement citadin.

Sur les défilés de mode, on ne voit qu’elle, au bout d’un costume ou d’un look chic décontracté. C’est la tendance du « sport tailoring » ; une imbrication des deux mondes pour le meilleur du confort. Lors de la dernière présentation de souliers Hermès, sur une trentaine de modèles issus de la collection hiver 2019, plus d’une dizaine étaient des sneakers.

Hermès, un signe fort qui incarne la plus belle expression du luxe et du raffinement français et qui témoigne de l’engouement sans précédent pour ce type de chaussures.

D’après une étude de la Fédération Française de la Chaussure (FFC), les sneakers sont de plus en plus recherchés par les consommateurs français (un marché estimé en 2017 à 9 milliards d’euros, soit 47 % du marché global des chaussures). Dans le monde, l’industrie représente 55 milliards de dollars (source : SportOneSource) !

Certains – « les sneakerheads » – sont prêts à dépenser des petites fortunes et à faire des heures d’attente sous la pluie pour acquérir une paire d’Air Max collector ou d’Adidas dessinée par Kanye West. Mais il ne faut pas se méprendre. Il n’y a pas que les millennials qui portent des sneakers. Ces chaussures habillent tous les pieds quels que soient l’âge, la nationalité et le milieu social.

Edition Orange 999 en cuir grainé, Santoni.

APPROCHER PAR SURPRISE

C’est au XIXe siècle que la première paire avec semelles en caoutchouc voit le jour. À l’époque, les sneakers n’avaient ni pied droit, ni pied gauche. En 1916, la marque américaine Keds lance un modèle en toile avec semelles flexibles, qui prend rapidement le nom de « sneaker », de l’anglais « to sneak on » – approcher par surprise en français – ; la semelle en caoutchouc ne faisant aucun bruit. Une année plus tard, c’est au tour de Converse de créer sa fameuse Chuck Taylor All Star qui deviendra la basket préférée des basketteurs.

Dans les années 30, Spring Court invente la tennis. En 1961, New Balance met au point la première chaussure de course, la « Trackster ». Puis la Stan Smith, du nom du tennisman californien, voit le jour. Elle comptabilise, à elle seule, depuis sa création en 1964 plus de 70 millions de ventes. En 1972, Nike révolutionne le monde de la basket avec l’invention du coussin d’air. Jusque-là réservée à la pratique d’un sport, il faudra attendre les années 80 pour que les baskets s’en affranchissent et deviennent à la mode.

En effet, c’est grâce à des stars comme Michael Jordan qui avait ses propres Nike, les Air Jordan, et surtout des rappeurs comme les Run-D.M.C. qui portaient leur Adidas Super Star sans lacets en chantant « My Adidas », que les sneakers se sont démocratisées. Dans les années 90, c’est même le début de la « culture sneakers ». Les jeunes portent des Nike Air Force One, des Reebok Pump, des Gazelle, des Cortez, des New Balance… C’est la chasse aux modèles inédits.

Les marques de luxe comprennent vite l’ampleur du phénomène et entrent dans la course. Pierre Hardy, le directeur de création chaussures pour Hermès sera, en 1998, l’un des premiers designers à mixer les codes du sport avec les savoir-faire traditionnels du luxe. « La maison étant en partie tournée vers les loisirs, cela me semblait normal d’éditer une chaussure faite pour l’activité physique reprenant les codes de la marque », explique-t-il. La Quick sera lancée.

UGLY SHOES

Tous les grandes maisons suivront : Dior, Lanvin, Prada, Louis Vuitton, Gucci, Saint Laurent, Valentino, Givenchy, Burberry, Balenciaga… Une tendance d’autant plus actuelle aujourd’hui avec l’influence du streetwear de plus en plus omniprésent dans les collections. Surtout, ces sneakers de luxe affichent clairement leur ADN sport avec des modèles dont on croirait qu’ils sont issus de grands équipementiers sportifs.

Notons au passage cette tendance d’une running à semelle XXL ou d’une hybride à mi-chemin entre la basket et la chaussure de marche. Les journalistes américains les ont baptisées les « ugly shoes ». On vous laisse imaginer pourquoi. Les grands noms de la chaussure ne sont pas en reste. Eux aussi ont souhaité leur déclinaison sportswear, s’inspirant pour certains de la Stan Smith et de son succès insolent.

LE FRIDAY WEAR EN SEMAINE

« Aujourd’hui, la majorité des hommes actifs n’est plus forcément en costume avec des chaussures de ville, remarque Matthew Cookson. Ils veulent du confort. Ils sont de plus en plus sans cravate avec des chaussures plus souples, toujours élégants mais en mode « friday wear », même en semaine ».

En box calf et semelle gomme, Finsbury.

Le chausseur anglais s’est intéressé aux sneakers dès 2010. Et devant le succès de ses premiers modèles Wengen et Rambouillet, il a poursuivi l’aventure. Il lance aujourd’hui les Shark, des sneakers dont la forme est très populaire en Italie, ressemblant à la Cortez de Nike. Sauf qu’ici, elle est entièrement en cuir de veau avec à l’intérieur une première de propreté en cuir et une semelle en mousse compressée pour absorber les chocs.

LA ROLLS DES SNEAKERS

Car l’enjeu est bien là pour les chausseurs : imaginer des sneakers qui respectent en tous points le cahier des charges des maisons, fournissant ainsi une très belle alternative aux hommes qui ne souhaitent plus forcément des souliers anglo-saxons qui exigent 6 mois de délai de fabrication. Aubercy a lancé ses sneakers en 2014.

« Nous l’avons imaginée comme un soulier, insiste Xavier Aubercy. Elle est dotée de la même forme donc du même chaussant merveilleux, de la même peausserie d’exception, du même savoir-faire à la main (10 heures de travail pour la réaliser), du même esprit mesure. C’est la Rolls des sneakers ».

Et à Pierre Corthay d’ajouter : « Pour un bottier, ce n’est pas un sujet antinomique. C’est une part de challenge car inhabituel pour nous et à la fois incontournable aujourd’hui. »

Celui-ci vient de se lancer dans l’univers des sneakers avec 3 modèles dont une running (Escale Runner) et un modèle très sport (Foehn). De John Lobb à Berluti, en passant par Altan, Santoni, Weston, les sneakers ne sont plus une exception dans les collections. Church’s qui s’intéresse au sujet depuis 2014, vient même de développer un modèle, le CH873, qui ressemble à s’y méprendre aux Classics de Reebok. Décidément le sport, c’est le luxe. À moins que ce ne soit l’inverse.

 


 

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