L’appel de la nature

Est-ce de l’excitation, une fièvre soudaine, un soulagement ? C’est sans doute un peu tout cela à la fois qui traduit le mieux l’état d’esprit des chasseurs en automne. Car avec les premières brumes, les premiers frimas, c’est une nouvelle saison qui commence et la passion de la chasse qui les reprend. Tous, sans exception, par tous les bouts et tous les sens.

C’est une passion qui, pour reprendre les célèbres mots du marquis de Foudras dans Les Hommes des Bois, « rend pairs et compagnons le roi et le garde, le gentilhomme et le goujat ». Qu’ils soient amateurs de battues de grands animaux, de faisans, passionnés par la chasse de la bécasse ou de la bécassine au chien d’arrêt, par l’attente des vols de ramiers, de canards dans un froid glacial, c’est avec un même bonheur qu’un bécassier lèvera sous une pluie battante « sa » première migratrice fin octobre, qu’un amoureux transi de canards apercevra à la nuit tombante les premières sarcelles tourner, qu’un chasseur de gros entendra arriver, avec discrétion, le vieux solitaire auquel il ne croyait plus, ou qu’un amateur de battue de faisans de hautvol « décrochera » un vieux coq à plus de 30 mètres…

La chasse la plus pure

À leurs yeux, il n’y a pas l’ombre d’un doute, la chasse est bien « le seul amusement qui fasse diversion complète aux peines, aux affaires… Pour jouir de soi-même, pour se dérober à l’importunité des autres, l’homme a besoin de solitude, plus variée que celle de la chasse… », écrivait Elzéar Blaze, grenadier de l’Empire qui estimait que le départ d’une compagnie de perdreaux était plus effrayante qu’une charge de cuirassiers ! Le profane a toujours quelques difficultés à comprendre ce plaisir, presque ce masochisme, à affronter les pires intempéries pour quelque hypothétique gibier. Si quelqu’un a décrit mieux que personne la passion « violente et profonde », c’est bien ce même Foudras dans son histoire savoureuse de deux frères, le marquis et le comte de Fussey qui, avant la Révolution, chassaient à courre tous les jours. « Pour ceux-là, pas d’autre intérêt que la chasse… Les souverains les disgraciaient, ils allaient chasser ; leurs maîtresses les trompaient, ils allaient chasser ; leurs fils faisaient des dettes, ils allaient chasser. La chasse toujours, la chasse partout, avec elle, pas de chagrins… »

Sans aller jusqu’à ces extrémités, chaque chasseur se reconnaît un peu dans les frères Fussey. Et ce, quel que soit le gibier et le mode de chasse pratiqué. Car il n’y a pas une chasse mais des chasses, selon la saison, le biotope des terrains, et les goûts particuliers des nemrods ! Pour certains, la chasse la plus pure et la plus totale, c’est la chasse au chien d’arrêt (setter, épagneul, pointer…), qui aide l’homme maladroit face à l’animal sauvage aux sens aiguisés. Pour d’autres, rien ne vaut la chasse au gibier d’eau et ses innombrables techniques. Patience pour le huttier, qui, au milieu de l’étang, attend ses « appelants » le prévenir d’un vol de colverts ou de souchets.

Courage pour celui qui va chasser à la « passée » ou en « punt » (petit bateau) sous les bourrasques de l’hiver. Des chasses souvent infructueuses jusqu’au coup de froid qui fera « descendre » canards, sarcelles et oies du Nord ou de la Baltique. Pour d’autres encore, rien ne peut remplacer la chasse « à l’approche » des grands animaux : un exercice tout d’observation, qui exige de la patience et une connaissance approfondie des habitudes du gibier, où dans un demi-jour le chasseur apercevra, entre des baliveaux, un beau brocard (mâle du chevreuil). De la même manière, pour des disciples de Saint-Hubert, rien n’égale la battue des oiseaux de haut-vol (faisans, perdrix rouge), avec des oiseaux passant à une grande hauteur, rendant le tir extrêmement délicat. « Ce n’est que du tir », rétorquent ses détracteurs. C’est vrai, mais le tir fait partie de la chasse même si, aux yeux des puristes, il ne doit être que la conclusion de tous les chapitres qui l’ont précédé.

Setter Gordon au rapport d’une bécasse : une chassequi rassemble toutes les difficultés de la chasse au chien d’arrêt. Mais il n’y a pas une chasse mais des chasses, selon la saison, le biotope et les goûts particuliers des nemrods…

Et puis, il y a ces chasses ancestrales qui se sont perpétuées jusqu’à nos jours et qui « concentrent », si l’on peut dire, toutes les difficultés. Car là, plus de fusil ! La chasse à l’arc, qui connaît une seconde jeunesse, combine l’adresse et la patience de l’approche. Avec la « chasse au vol » – il y a en France une centaine d’équipages qui ont su faire renaître cet art qui avait connu son apogée sous louis XIII, c’est la communion entre le fauconnier, le chien et l’oiseau. Les « prises » sont peu nombreuses, mais quel spectacle que le « piqué » d’un faucon pèlerin à plus de 200 kilomètres/heure sur une compagnie de perdreaux dans un ciel bleu ! Quelques minutes de vol représentent des années de travail… Et que dire de la vénerie, ou « l’art de forcer des bêtes sauvages en mettant des chiens sur leur voie à leur poursuite », dont les règles et les rites, enrichis sous les Valois, ont été définitivement fixés sous les Bourbons… Difficile de ne pas vibrer, même si l’on n’est pas veneur, aux récris d’une meute de chiens bien « gorgés » (c’est-à-dire avec aboiements rauques et puissants, venus du fond des âges) ?

Joli tableau de faisans. Un gibier qui fait toujours autant rêver. Originaire d’Asie, il a été découvert par les Romains lors de leur conquête de la Grèce ; ces derniers furent les artisans de sa dispersion en Europe. En France, sa présence est confirmée au moins depuis le IXe siècle.

Chose extraordinaire : jamais, ô combien jamais, la France ne peut se targuer d’avoir plus de 400 équipages, soit bien plus qu’au XIXe siècle, pourtant considéré comme l’âge d’or de la vénerie. Au fond, qu’est-ce qui rassemble toutes ces chapelles, sinon un feu sacré bien particulier qui marque toute une vie. C’est à la fois un contact intime et prolongé avec la nature, c’est – pour les chasseurs à tir – maîtriser ses instincts pour choisir ses victimes et les mériter, c’est-à-dire chercher la difficulté plutôt que la vaine et desséchante gloriole du tableau ; c’est en quelque sorte une science de la biologie animale… Plus encore, si ancrée dans les moeurs, mesure-t-on tout ce qu’a apporté la chasse à notre civilisation, laissant un patrimoine incomparable que cela soit dans les Beaux-Arts (Holbein, Rembrandt, Oudry, Delacroix, …), la poésie, la littérature (Tolstoï, Genevoix, …).

Sans oublier tout ce que cette même chasse (fauconnerie et vénerie en premier lieu) a apporté au vocabulaire français avec d’innombrables expressions passées dans le langage courant… Dire de quelqu’un qu’il a l’air « niais », c’est utiliser un terme de fauconnerie ; affirmer qu’un homme d’affaires est « aux abois », c’est employer un terme de vénerie. Mais aujourd’hui, ne nous trompons pas : fortes traditions, histoires petites et grandes ne signifient plus acceptation pleine et entière de la chasse. C’est un euphémisme d’écrire qu’elle n’est plus un prolongement naturel de la vie des campagnes, comme cela l’était encore jusqu’à la fin des années 50. Le nombre de permis de chasse délivrés l’atteste : 400 000 chasseurs au début du XXe siècle, 2 millions en 1955 pour culminer à 2,5 millions en 1975, pour entamer une longue descente à 1,3 million…

Joli brocard dans un champ de céréales. Pour nombre de chasseurs, approcher un chevreuil est l’un des modes de chasse les plus difficiles qui soient.

La chasse n’a pas échappé aux bouleversements en tous genres. D’abord un bouleversement des équilibres naturels. L’agriculture intensive, synonyme d’utilisation déraisonnée de produits phytosanitaires, d’arasement des talus et des haies, d’assèchement des zones humides (plus de la moitié d’entre elles ont disparu entre 1960 et 1990), a réduit de manière dramatique le biotope du petit gibier sédentaire (perdrix, faisans…), donc les possibilités d’y vivre et de s’y reproduire. Le profane ne le sait sans doute pas, mais quand il n’y a plus de perdrix grise, cela signifie que la fameuse biodiversité a elle aussi disparu, car notre chère perdrix est l’un des meilleurs indicateurs qui soient. N’oublions pas non plus les conséquences catastrophiques de la myxomatose sur le lapin (le virus a été introduit en France en 1952 par le professeur Delile qui estimait qu’il y avait trop de lapins sur sa propriété normande) ; en quelques années, l’ensemble du territoire a été touché ; or le lapin était le gibier de base du chasseur français… Parallèlement, on a assisté à une révolution des mentalités.

À une société à dominante rurale s’est peu à peu substituée une société urbaine, ne comprenant guère la vie des campagnes et la vie sauvage. Par ignorance ou par conviction, attisée par un écologisme politique, la chasse est loin, bien loin des canons de la modernité. Sans doute parce que la chasse ne cache rien de la mort, ce que notre société n’accepte plus. Bref, elle n’est guère dans l’air du temps. Signe qui ne trompe pas : les chasses présidentielles qui participaient au rayonnement de la France, ont disparu, au profit de « battues de régulation ».

Le temps de la chasse-cueillette du XIXe siècle est terminée
Dans le même esprit, combien de grandes marques et de grandes maisons affichaient leurs réclames dans des revues cynégétiques il y a 50 ou 60 ans. Aujourd’hui, elles se comptent sur les doigts d’une main, qu’il s’agisse de Mettez, d’Artumès & Co. Pour autant, la chasse n’a rien d’une reine morte. Les institutions cynégétiques ont compris que le temps de la chasse-cueillette chère au XIXe siècle était terminé. Les périodes de chasse ont été réduites, un examen du permis de chasser est institué depuis 1976… Les chasseurs ont été les premiers à demander la protection des zones humides, souvent, ils sont des précurseurs aménageant des territoires pour implanter durablement du petit gibier. Si, aujourd’hui, l’on voit tant de grands animaux en France, c’est qu’il y a plus de 50 ans quelques hommes ont copié la gestion germanique des cervidés, à savoir ne tuer des animaux qu’en fonction de la densité des populations : c’est le fameux plan de chasse. C’est grâce à lui que les chasseurs tirent chaque année plus de 500 000 chevreuils…

Bref, le chasseur aujourd’hui doit être un gestionnaire avisé. On le devine : la chasse française du XXIe siècle a bien des atouts, qui plus est à un moment où nombre de nos concitoyens cherchent un retour à la nature. D’ailleurs, à chaque début de saison, les fédérations départementales de chasse organisent « un dimanche à la chasse », pour montrer, expliquer ce qu’est la chasse. Est-ce une relation de cause à effet, mais, signe encourageant, des nombreux permis de chasser viennent de ces néo-ruraux. Les chasseurs doivent continuer à montrer l’exemple et doivent être exemplaires. C’est à ce prix que la chasse pourra être admise, comprise, tout en gardant tout son mystère.

Jeune chasseur avec son chien visiblement aux anges du travail accompli !

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