Jean-Claude Kaufmann : « On ne se méfie pas de la chaussette »

Dans son dernier livre, Jean-Claude Kaufmann, fin analyste des objets du quotidien, s’intéresse à nos chaussettes. Et si elles étaient bien moins anodines qu’elles n’y paraissent ?

Chaussette Mazarin, en fil d'Écosse motif pied-de-poule , Mes Chaussettes Rouges.

Personne – sauf les lecteurs de Monsieur – ne la prend au sérieux. Elle fait rire. La majorité des hommes ont à peine conscience d’elle à leurs pieds. Le moindre trou l’envoie direct à la benne. « On ne se méfie pas de la chaussette », écrit Jean-Claude Kaufmann dans son dernier ouvrage – Petite Philosophie de la chaussette*. Et pourtant… à la lecture de celui-ci, on réalise que cette « vulgaire chaussette » est loin d’être un accessoire banal dont tout le monde se moque. D’après le sociologue, elle serait même « un moyen de comprendre certaines énigmes du monde »… Carrément (?!).

Le « Cogito chaussetier » d’Hegel

Lui qui aime enquêter sur les objets du quotidien pour comprendre les fonctionnements sociaux en profondeur – il a notamment étudié le sac à main des femmes, le linge des couples, le lit conjugal – fait, cette fois, parler nos chaussettes. Et on ne soupçonnait pas qu’elles aient autant à dire. Qui sait, par exemple, que la chaussette avait été au cœur de débats enflammés sur le caractère incomplet de la théorie quantique – dont on vous épargne, ici, la complexité ? Que Hegel élabora celle du « cogito chaussetier » – en clair la pleine conscience de la chaussette dès lors qu’elle est trouée ? Que pour Freud « la chaussette qu’on enfile évoquait le pénis, et la chaussette trouée le vagin » ? Et vous qui pensiez gentiment mettre vos mi-bas Bresciani en fil d’Écosse le matin…

Chaussette en poils de « cervelt »

La chaussette aurait aussi un côté « irruptif », la faisant passer de l’ombre à la lumière. Exemple avec la chaussette blanche, faute de goût absolue en 2013 – « un homme en chaussette blanche n’est pas vraiment un homme aux yeux du monde », écrivait Marc Beaugé. Alors qu’en 2020, elle incarne le « summum de la classe » d’après L’Express Styles. Aujourd’hui, la chaussette n’est plus seulement fade et inexistante. Elle peut être griffée et même de luxe comme ces modèles en poils de « cervelt » – une espèce de cerf rouge très rare – vendues par Mes Chaussettes Rouges à 1 275 dollars la paire…
Loin d’être une encyclopédie sur les bas de laine, le livre de Jean-Claude Kaufmann tente d’en révéler les petits secrets et ce qu’ils racontent de notre société. Il insiste ainsi sur le caractère « explosif » de la chaussette.

Quand la chaussette classe et déclasse

Rappelez-vous en 1993 lorsque Bérégovoy fut victime de rumeur de malversation. Pierre Joxe, le président de la Cour des comptes, avait alors dit : « Un homme qui porte de pareilles chaussettes – sous-entendu tire-bouchonnées et détendues NDRL – ne peut être malhonnête. » Une réflexion renvoyant illico le ministre des Finances à ses origines ouvrières. « Rien n’est pire pour déclasser que les chaussettes », écrit Jean-Claude Kaufmann.

L’inverse semble vrai aussi. Les chaussettes rouges de cardinal (Gammarelli) d’Édouard Balladur servirent à alimenter en 1995 sa caricature, le représentant en roi Louis XVI dans une chaise à porteurs. Une image « aristo vieille France » et loin du peuple. Pas vraiment adéquate pour un homme briguant la présidence de la République. Surtout lorsqu’elle est à la Une du Monde. Vingt ans plus tard, les mêmes mi-bas se retrouvent sur François Fillon. Un trait d’élégance qui aurait pu lui coûter cher à lui aussi, s’il n’avait pas été épinglé auparavant pour ses costumes Arnys.

La diplomatie de la chaussette

La chaussette est, donc, un élément de distinction sociale et de distinction tout court, pourrait-on ajouter, à condition d’opter pour les versions hautes – règle n°1 du code de l’élégance. Et là, nous dit le spécialiste, « son auteur pourra même en retirer quelques bénéfices d’image, montrant par là son élégance et son originalité, son indépendance ». La chaussette bascule alors en arme de communication massive. Ce n’est pas le premier ministre canadien qui dira le contraire, lui qui a inventé la « diplomatie des chaussettes » !

« Révélateur des inégalités entre hommes et femmes »

D’après le sociologue, la chaussette reflète les grands enjeux de notre époque. La résistance écologique, lorsqu’elle est reprisée mais surtout, l’égalité des sexes. « La chaussette qui traîne est un révélateur crucial de l’inégalité entre hommes et femmes », insiste le scientifique. En effet, selon lui, la charge mentale qui incombe aux femmes avec les chaussettes de leur mari peut s’avérer aliénante. Ramasser-laver-rassembler-ranger. Certaines d’entre elles fomentent même des vengeances secrètes jusqu’à mélanger de mauvaises paires ou, pire, des paires sales ! Alors vous savez ce qu’il vous reste à faire, Messieurs ! Rangez vos chaussettes !

par Hélène Claudel

 

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